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Furieuses

La fille Champury

par Linn Molineaux | Texte scientifique : Eléonore Beck et Clarissa Yang | Lue par Mathilde Petey-Ecoffey

Lire son histoire
  1. Au mois de mars, un religieux porte plainte contre elle.

    Elle, son prénom n’a pas traversé le temps pour arriver jusqu’à aujourd’hui. Dans les registres elle est seulement « la fille Champury ». La fille de son père. Une excroissance d’une autre personne, pas une personne en entier.

    Son père administre les biens de la paroisse de Saint-Gervais, c’est une bonne situation. Elle fréquente la paroisse, c’est quelque chose de commun.

    Je ne sais pas quel âge elle a, en mars 1789. Je me dis qu’elle doit être jeune comme son père est mentionné avec elle dans les quelques notes qui restent de cette affaire. Mais peut-être qu’elle n’est pas si jeune que ça.

    Pour elle tout déraille à cause d’une histoire de mouchoir. Oui juste ça. Bon, il faut quand même dire qu’un mouchoir à l’époque ça a une autre valeur qu’un kleenex. Pièce de tissu brodée, le mouchoir en 1789 est même plutôt un bel objet.

    C’est un ministre de la paroisse qui dépose plainte. Il explique être rentré chez lui, avoir découvert l’absence de son mouchoir et avoir ensuite mené son enquête jusqu’à apprendre que quelqu’un avait vu la fille Champury ramasser le mouchoir en question. Il ne reste que sa parole à lui, à ce ministre qui accuse la fille Champury. Au registre, pas de trace de sa parole à elle.

    Lui, il dit qu’il a été la confronter et qu’elle lui a finalement remis le mouchoir, sans pour autant avouer. Il dit aussi qu’il insiste sur le fait que sa conduite et le récit du témoin sont un aveu en tant que tel, des preuves de sa culpabilité.

    Alors elle explose. Alors elle se fâche. Elle devient furieuse. Elle arrache le mouchoir des mains du ministre en le traitant de voleur et se saisit d’un couteau, menaçant quiconque oserait l’approcher.

    Elle, dont il ne reste ni le nom ni la parole. Elle, qui est objet du discours rapporté du ministre. Le temps d’un éclat, elle se fait sujet par la violence. 

    Il y a quelque chose d’effrayant dans la violence, toujours. Mais il y a quelque chose d’autrement terrifiant dans cette place d’objet du discours des autres, dans cette infantilisation. Quand elle explose, la fille Champury laisse entrapercevoir quelque chose qui n’est qu’à elle : une émotion, une initiative, une force, quelque chose qui lutte pour ne pas plier. Elle se rebiffe contre l’insulte qu’est l’accusation du ministre. Rendre le mouchoir, oui. Admettre l’avoir volé, non. Il n’y a pas toujours matière à compromis. Parfois il y a éclat. Colère. Fureur.

Pour en savoir plus...

Les femmes ne se manifestent pas seulement dans les conflits du quotidien, mais également dans la criminalité acquisitive. C’est notamment le cas de “la fille Champury”, dont le prénom sera oublié au profit de la fonction de son père, marguilier de Saint-Gervais. En 1789, elle se serait emparée du mouchoir du pasteur Basset, oublié dans la chaire du temple. Confondue par le ministre, dénoncée par un témoin, elle aurait persisté dans ses négatifs, avant de faire réapparaître le mouchoir et de “sauter” sur l’homme d’Eglise. “Avec fureur”, elle se serait saisie d’un couteau, menaçant de l’utiliser contre qui oserait l’approcher, tout en attribuant des titres injurieux à ses accusateurs.

Archive d’Etat de Genève, Procès criminel, 1ère série, 15653, mars 1789, « Déposition du spectable Basset, ministre du Saint-Evangile » : Elle sauta sur moi, me l’arracha avec fureur, sentant sans doute qu’en ne le réclamant pas elle s’avouait coupable et se saisit à l’instant d’un couteau, me donnant comme elle m’avait donné des titres injurieux de voleur etc. Avisant qu’elle se servirait de ce couteau contre quiconque approcherait […].

Cette scène n’est restituée qu’au travers des voix masculines, puisque la procédure repose entièrement sur la plainte et le témoignage. L’enquête prend brusquement fin lorsque le pasteur renonce à la voie judiciaire en raison de la “tête dérangée” de la suspecte.

« Verbal » de l’auditeur, 24 mars 1789 : Il [le ministre] ne voulait pas porter plainte contre la fille Champury, ajoutant qu’il savait qu’elle était fort malade. […] Ayant appris […] que la fille Champury était toujours fort malade et qu’on croyait sa tête dérangée, nous avons suspendu jusqu’à ce que nous recevions de nouveaux ordres à cet égard.

Le motif de l’aliénation, fréquemment invoqué pour les femmes transgressives, pourrait cacher ici une autre cause : un arrangement infrajudiciaire réalisé à l’amiable, approche appréciée des populations et tolérée par les autorités judiciaires, entre le père marguillier et le pasteur. En effet, les femmes restent selon le droit soumises au pouvoir masculin, paternel, marital ou fraternel, en vertu de l’imbecilitas sexus. Dans ce cas, le statut privilégié de la fille Champury pourrait peut-être l’avoir protégée d’une mise en examen plus approfondie. Cette hypothèse invérifiable n’est en tout cas pas représentative du devenir de la plupart des autres transgressives, issues de milieux moins influents.

Eléonore Beck, Clarissa Yang, « Furieuses. A la recherche des transgressions oubliées », Revue du Ciné-club universitaire, mars 2022, p. 107-113.

Voir les oeuvres originales

Toutes les oeuvres originales de ce projet sont exposées à la BØWIE Gallery du 14 mars au 3 avril 2022.

Adresse :

Confédération Centre
1er étage
Rue de la Confédération 8
CH-1204 Geneva

Horaires :

Lundi : 9:30-19:00
Mardi : 9:30-19:00
Mercredi : 9:30-19:00
Jeudi: 9:30-20:00
Vendredi: 9:30-19:30
Samedi: 9:30-18:00
Dimanche: Fermé

Accéder au site web de la BØWIE Gallery