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Furieuses

Marie Gaudy

par Linn Molineaux | Texte scientifique : Eléonore Beck et Clarissa Yang | Lue par Estelle Zweifel

Lire son histoire

Elle s’appelle Marie. Marie Gaudy. Ça ne dit pas grand-chose un nom, mais c’est quand même quelque chose à soi. De beaucoup de gens, il ne reste même pas ça.

Peut-être qu’elle a un sacré tempérament, Marie Gaudy. Ou simplement peut-être qu’elle a le courage de se manifester quand elle trouve les choses injustes. Je ne sais pas. Elle s’appelle Marie et de sa vie à travers l’animé quartier de Saint-Gervais il ne reste pas grand-chose. Son nom.

Et puis quelques bribes de ce jour-là. Février 1650. 

Dans le temple de Saint-Gervais, Marie sort des clous et commet un scandale ! Ni plus ni moins. Toujours les mots grandioses comme scandale appliqué à des histoires finalement banales m’ont amusée. J’y devine une implication démesurée, faire exister le présent, aujourd’hui est important, puisqu’aujourd’hui est scandaleux. Quelque chose de profondément humain qui lutte contre sa propre disparition à venir.

Marie Gaudy est scandaleuse. Elle frappe, meurtrit les chairs d’autres filles encore plus oubliées qu’elle. Elle frappe pour une histoire de place, elle s’assiéra sur ce banc, pas ailleurs, poussez-vous, laissez-la s’assoir, poussez-vous elle dit. Peut-être. La place sur le banc il faut comprendre la place parmi les autres. Dans une société. Peut-être même au sein de la hiérarchie sociale. Tout ça se joue dans l’enjeu du banc.

Est-ce qu’elle a frappé pour défendre une place qui était la sienne, pour ne pas la perdre ? Ou au contraire pour conquérir une place nouvelle ? On ne sait pas. Mais elle a frappé, ça on sait. Les coups, on sait.

Marie défend son rang, aussi humble soit-il. Elle laisse dans l’histoire son attachement à sa place, à sa représentation, et une certaine fougue dans la protection de son honneur. Elle laisse la trace d’une femme qui s’est élevée pour elle-même, une parmi d’autres bien sûr.

En frappant, elle se retrouve dans une note du Consistoire, ces notes qui amène Marie jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à nous.

Le Consistoire est un tribunal d’époque, laïque-ecclésiastique, que des mots claquent sur la langue.

C’est surtout un tribunal des mœurs, un conseil composé de pasteurs, de dizeniers, de membres de l’administration et d’Anciens communiquant avec le Lieutenant de police et le Petit Conseil. Tous ces hommes aux titres plus ou moins compréhensibles aujourd’hui sont le premier chaînon de justice. Ils régulent la majorité des conflits féminins perçus souvent comme de simples entorses aux normes morales, problèmes inférieurs, pour ne pas dire problèmes d’inférieures.

Marie Gaudy est un de ces problèmes, un scandale certes, mais pas le genre qui mérite le pénal. Elle apparait deux fois dans les notes du Consistoire, le 28 février 1650 d’abord, puis le 7 mars après sa comparution : « A esté représenté que dimanche matin au premier presche la servante du sieur Prieur frappa des filles qui estoyent sur un banc où elle se voulait asseoir, et commit scandale. »

Comment elle vit cette procédure et sa conclusion de « censure », un « tenez- vous mieux à l’avenir » infantilisant ? Pas de trace. Est-ce-que le côté impressionnant du jugement par ce groupe d’hommes qui l’écrasent de leur supériorité hiérarchique fait taire Marie ? Est-ce qu’elle bouillonne ? Est-ce qu’elle est en colère ?

Si c’est le cas, elle ne le montre pas, ou pas suffisamment pour constituer une seconde infraction. Elle retourne au reste de sa vie, celle dont il ne reste pas de notes de tribunal, et heureusement.

Sa vie à elle avec ses espoirs et ses déceptions, ses joies et ses peines, et j’aime à le croire ses éclats de rire parfois. Cette vie qui ne s’attrape pas dans les mots, qui ne s’encouble pas dans l’histoire, insaisissable, comme chaque vie devrait l’être. La vie de Marie Gaudy.

Pour en savoir plus...

Épicentres de la vie sociale et religieuse, les temples rythment le quotidien des populations et se muent parfois en théâtre de conflits interpersonnels. L’un des motifs de discorde les plus fréquemment cités devant les autorités a trait à l’occupation des bancs. En février 1650, la servante Marie Gaudy commet un “scandale” en frappant des “filles” assises sur le banc qu’elle convoitait, lors du prêche de cinq heures du dimanche matin au temple de Saint-Gervais.

Archive d’Etat de Genève, Registre du Consistoire R. 56, jeudi 28 février 1650, fol. 69v : A esté représenté que dimanche matin au premier presche la servante du sieur Prieur frappa des filles qui estoyent sur un banc où elle se voulait asseoir, et commit scandale. Sera appellée à jeudi.

Ce type de querelle, qui se retrouve également pour la cathédrale Saint-Pierre ou le temple de la Madeleine, révèle les enjeux de visibilité et d’occupation publique liés à l’honneur féminin.

Malgré les coups et injures échangés, ces affaires n’entraînent que rarement l’ouverture d’une procédure criminelle. Aux femmes violentes sont d’abord réservées les censures ecclésiastiques, prononcées par le Consistoire, a fortiori lorsqu’elles se produisent dans l’espace religieux. Reposant sur un réseau de dizenier et de pasteur, l’organe constitue un interlocuteur accessible aux populations les plus vulnérables. Tribunal des mœurs central dans la conception calviniste, il régule une grande partie des conflits féminins, signe que les violences commises par des femmes sont d’abord perçues comme une entorse aux normes morales.

Favorisant les méthodes de réconciliation, le Consistoire peut prononcer des mesures morales, de la censure à l’interdiction de la Cène, de manière temporaire ou définitive. Communiquant avec le Lieutenant de police et le Petit Conseil, il constitue souvent le premier chaînon de cette justice parcellaire, caractérisée par l’enchevêtrement des juridictions et des autorités. Entendues par les ministres, les femmes violentes sont donc paternellement exhortées à mieux se conduire, à l’image de Marie Gaudy en 1650, sans que leur voix ait laissé de trace écrite.

Archive d’Etat de Genève, Registre du Consistoire R. 56, jeudi 7 mars 1650, fol. 70r : Marie Gaudy, servante du sieur prieur, a comparu appellée pour avoir il y eut dimanche passé huit jours dans le temple de Saint Gervaix et pendant les presche de cinq heures dimanche matin querellé et frappé des autres qui estoyent en la place où elle vouloit se mettre. A esté advisé de lui faire de grièves censures.

Cette forme de violence homosociale, dont la fréquence est probablement sous-estimée, reste encore méconnue et rarement mise en exergue dans l’historiographie de la violence.

Eléonore Beck, Clarissa Yang, « Furieuses. A la recherche des transgressions oubliées », Revue du Ciné-club universitaire, mars 2022, p. 107-113.

Voir les oeuvres originales

Toutes les oeuvres originales de ce projet sont exposées à la BØWIE Gallery du 14 mars au 3 avril 2022.

Adresse :

Confédération Centre
1er étage
Rue de la Confédération 8
CH-1204 Geneva

Horaires :

Lundi : 9:30-19:00
Mardi : 9:30-19:00
Mercredi : 9:30-19:00
Jeudi: 9:30-20:00
Vendredi: 9:30-19:30
Samedi: 9:30-18:00
Dimanche: Fermé

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